Le Monde m’annonce – parce que je le lis, sinon la nouvelle eût poursuivi son sommeil au creux des pages nécrologiques, pages particulièrement fournies ces temps-ci, par ce froid de novembre propice aux fins des petits vieux – m’annonce, dis-je, entre autres, la mort de Petr Eben.
La mort de Pierre Granier-Deferre me touche de même, mais pas « de même », pas également ; j’écrirai un autre jour un billet sur ce film qui parle de chat, où Gabin et Signoret s’ignorent dans leur cuisine commune, se croisent sans se parler dans leur pavillon condamné. Mais ne mélangeons pas tout : Petr Eben, à vous seul ce billet.
Je l’ai connu à Prague en… 1966 très certainement ; nous avions, l’été précédent, mon ami Landru et moi-même, exploré les campings tchécoslovaques – à l’époque, c’était la Tchécoslovaquie socialiste, avant l’arrivée des chars Russes de 1968 sur la place Venceslas – à la recherche de bière, de vacances très bon marché et de filles, puisque c’était alors le propre de notre âge. Nous avions rencontré dans un de ces miraculeux restaurants de campings, où l’on pouvait écluser pour presque rien et manger de même, deux amies, l’une Pragoise, l’autre originaire de Berlin-Est, aussi dissemblables que possible : respectivement, Hana B., jolie petite bouille ronde aux cheveux courts blondasses, pétillante et épanouie ; Marlies F., grande brune robuste assez mal dans sa peau, terriblement romantique, et qui avait entrepris de me surnommer « Till », par référence à l’espiègle et légendaire personnage mis en musique par Richard Strauss. Hana étudiait l’orgue et le piano au Conservatoire à Prague.
C’est ainsi, de flirt en calineries, et après de nombreux échanges de missives en Allemand – à l’époque, les courriels relevaient de la science-fiction, et l’Anglais n’était pas le socle de communication qu’il est devenu depuis – que nous fîmes le projet d’une virée de copains à Prague, le mîmes en oeuvre, et nous retrouvâmes sur les bords de la Vltava au printemps 1966. Le tout au passé simple.
Hana nous emmena visiter son Conservatoire, nous présenta sa famille, nous joua du piano ; Landru tournait sagement les pages des partitions. La maman d’Hana nous avait reçu avec chaleur (« Wir sind arme leute, aber…) ; elle était « schafnerin » (wattwoman : wattman au féminin): elle conduisait un de ces tramways pittoresques qui sillonnaient la capitale.
Au cours de la visite du Conservatoire, Hana se mit aux claviers de l’orgue, et entreprit, sans se faire prier, de nous jouer quelque chose. C’était, si je me souviens bien, un milieu d’après-midi feutré, paisible, recueilli. Et la musique de Petr Eben a empli cet espace, dense, sombre, prenante. Y songeant aujourd’hui, je lui trouve des résonances avec la très belle symphonie de César Franck, et bien évidemment la culture de l’orgue commune aux deux compositeurs y est pour quelque chose.
C’était une pièce intitulée Sonntag’s Musik ; nous échangions en Allemand, et j’ignore donc s’il existe un titre Tchèque à cette oeuvre ; mais du fait de la forte culture germanique des intellectuels Pragois, il est possible que seul existe cet intitulé. Cette oeuvre, ou plutôt cette oeuvre jouée à ce moment-là dans ce lieu-là, me fit une impression profonde, chargée d’émotion, indélébile.
Une autre résonance me vient à l’esprit à propos de cette musique, c’est le très nostalgique « Dimanches » de Jules Laforgue.
« Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve… »
Voilà, je vous laisse lire la suite de ce beau poème , écouter sa petite musique, si proche de la Sonntag’s Musik de monsieur Petr Eben, qui s’en va – comme nous nous en allons, tous – et que je salue ici.