Dans le cadre de nos rubriques légères et récréatives, et puisque l’actualité ne nous donne rien de saignant à nous mettre sous la dent, ce billet traitera aujourd’hui de cuisine, et plus exactement de cuisine ardéchoise. Cherzôditeurs, je vous devine déjà salivant à l’évocation de toutes ces bonnes choses, pour n’en citer que deux ou trois, le Big’Mac de Lamastre, le steak-frites de Privas, sans oublier bien entendu le glorieux couscous d’Annonay.
Je lisais hier au soir une de ces recettes précieuses et alléchantes de notre terroir : « saucisses aux oignons », laquelle stipulait dans son protocole : « Faites chauffer à feu vif une poële, y laisser fondre une noix de beurre(*) ; y jeter ensuite les saucisses, les griller en les retournant pour les faire dorer uniformément… » – et là je fronçai le sourcil : c’était une recette infaisable ; non point infaisable comme ces absconses recettes de grand chef qui sur trois pages vous enjoignent de lever des filets à cru, réduire et passer au chinois, émulsionner, parer et monter un sabayon avec du beurre clarifié ; non, là c’était mathématiquement infaisable.
En effet la saucisse ardéchoise est courbe, à l’instar de la saucisse de Morteau, de Montbéliard, de Toulouse, de… bref. Courbe, et plus exactement – soyons précis – elle se présente comme un segment de tore, sur les deux sections verticales extrêmes duquel on aurait collé des demi-sphères de diamètre égal au diamètre de ces sections. Poursuivant mon exposé, je comparerai la surface d’une poële non cabossée à un plan ; certes il en est des poëles comme de nous tous, elles s’usent et se déforment à l’usage, mais – comme le bon ouvrier se reconnait au bon état de ses outils – nous assumerons l’hypothèse d’une poële plane, du moins son fond ! Et faisons donc abstraction des bords, qui ne feraient que brouiller la clarté du propos, quoiqu’utiles au confinement des projections de beurre chaud.
Eh bien cherzôditeurs, il est IMPOSSIBLE de faire dorer uniformément une saucisse courbe dans une poële plane, et la géométrie dans l’espace (non pas celle de Lobatchewsky, ni l’une de ces théories fumeuses basées sur la courbure de l’espace-temps) vient à mon secours pour le démontrer. Pour faire dorer, il faut qu’il y ait contact de la surface de la saucisse avec la poële ; or entre un segment de tore, fût-il coiffé de ses deux demi-sphères d’extrêmité, et un plan, il ne peut y avoir au mieux qu’une courbe plane de contact – plus précisément un segment de cercle – jamais une portion de plan.
L’expérience triviale vient d’ailleurs à l’appui de mes dires : il n’existe que deux positions stables d’une saucisse courbe dans une poële plane, et ces deux positions sont symétriques de part et d’autre de l’axe circulaire du tore. Hors ces deux figures, jamais une saucisse ardéchoise – comme ses consoeurs, d’ailleurs – n’acceptera de se laisser dorer de manière statique ; elle roulera irrémédiablement vers l’une de ses deux positions stables, et la triste conclusion de cette expérience sera une saucisse non dorée uniformément sur sa surface. Gâchant ainsi cette alléchante recette de « saucisse aux oignons », qui, soyons objectifs, nous promettait de grandes satisfactions gustatives, nous laissant deviner la délicieuse et surprenante alliance de l’oignon et de la saucisse ardéchoise. Servie avec un St Joseph rouge 1998 de bonne extraction, ou, soyons fous, un Hermitage bien charpenté et capiteux, c’eût été un grand moment culinaire.
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(*) La noix ardéchoise n’est pas, tant s’en faut, le fruit le plus connu de cette belle contrée ; la chataigne eût été plus en situation ; mais une « chataigne de beurre » eût choqué les lecteurs de Grenoble, alors… et puis, avouons le, ces recettes ne sont pas diététitiquement irréprochables, et ici le beurre cuit nous interpelle ! mais au diable les coronaires bouchées, quels risques ne prendrait-on pas pour une saucisse ardéchoise aux oignons ?