Cette nuit encore je repense aux affolantes ratures de Flaubert sur ses manuscrits ; je me demande ce que nous aurions perdu si Gustave avait disposé d’un traitement de texte … Madame Bovary, impeccable dès le travail de conception ! Quelle perte ! Nous n’aurions jamais su l’immense travail effectué. Et de dériver vers une méditation sur la Loi, sur – justement – cet immense travail.
Nous sommes -dans le monde occidental, ailleurs je ne sais pas – parmi les champions des textes de lois (décrets, arrêtés …) :
– quand une loi ne fonctionne pas, au lieu de se poser la question du pourquoi et de se donner les moyens de l’appliquer, on en fait une autre.
– si la Droite prend le pouvoir, elle se dépèche de mettre en place de nouvelles lois pour faire pièce aux lois passées par la Gauche précédemment, et vice-versa,
– on ne se demande que très peu si l’on va avoir les moyens d’appliquer une nouvelle loi ; c’est un problème subalterne, la loi est la loi, et basta. Donc on sort une loi, et bon vent. Par exemple cette superbe loi sur la distance minimale de 2 secondes entre deux automobiles qui se suivent : qui peut appliquer ça ? (*)
Et puis, donc, le Journal Officiel publie des lois, décrets, arrêtés …
Donc notre paysage de lois ressemble à une forêt de lois ? que nenni, il a plutôt l’aspect de ces forêts au lendemain de la tempête du siècle (fin 1999). Ce n’est pas du texte sur ordinateur, ce sont les affolantes ratures de Flaubert (qui, lui au moins, s’efforçait d’être clair au fil de ses retouches).
D’abord la bardée de « Vu … vu … vu … » (ça rappelle aux anciens bidasses l’inénarrable « vu l’arbre en boule ») :
Vu la loi no 83-634 du 13 juillet 1983 modifiée portant droits et obligations des fonctionnaires, ensemble la
loi no 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de
l’Etat ;
Vu le décret no 48-1108 du 10 juillet 1948 portant classement hiérarchique des grades et emplois des
personnels civils et militaires de l’Etat relevant du régime général des retraites, ensemble les textes qui l’ont
complété ou modifié ;
Vu le décret no 2006-1635 du 19 décembre 2006 portant statut d’emploi de directeur de l’académie de Paris ;
Vu l’avis du Conseil supérieur de la fonction publique de l’Etat en date du 28 février 2006,
(je vous le fait court, il peut y en avoir des palanquées)
Puis on y va sur l’énoncé :
Art. 1er. − A l’article 2 de l’arrêté du 7 octobre 2002 susvisé, les mots : « payeur général du Trésor » sont
remplacés par les mots : « comptable assignataire ».
Vous croyez que quelqu’un aurait l’idée de reprendre, modifier, ressortir une nouvelle mouture propre de l’arrêté 2 « susvisé » (ouaf ouaf) du 7 octobre 2002 en y remplaçant le machin qui ne va plus ? trop facile ! à vous de vous éreinter à retrouver ce que disait ce fameux arrêté 2, et de voir ce que ça donne maintenant !
Encore là je ne vous livre qu’un exemple ultra-simple : parfois c’est dantesque ! et je ne parle pas des modifications en cascade, car l’arrêté 2 en question pourrait lui-même faire référence à un arrêté antérieur (possiblement susvisé) qui lui-même …
Voilà c’est ça la Loi en France, lapidairement : indémerdable. On n’y voit que ce qui surnage ; les profondeurs des strates successives, ajouts, ratures, lois z’obsolètes mais jamais z’abrogées … sont le domaine des juristes, constitutionnalistes, toutes vieilles barbes talmudiques habiles à retrouver l’alinéa qui tue, enfoui sous des centaines de textes postérieurs mais non contradictoires.
Mais … NUL N’EST CENSE IGNORER LA LOI.
(*) tout de même, ça permet aux agents de la Force Publique qui veulent vous coincer coûte que coûte de vous trouver un poil dans le nez : « vous rouliez à moins de 2 secondes de la voiture précédente » ! Crac dedans.